mardi 9 septembre 2025


Vous ne ferez pas de votre défaite une victoire
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... ]

« Monsieur le premier ministre, vous ne ferez pas aujourd’hui de votre défaite une victoire, de l’absurde un haut fait, du vide politique l’étoffe d’un destin. Non, ce vote auquel vous vous soumettez n’est pas un acte de courage, c’est une dérobade. 

Face à l’adversité, vous vous résignez. Face à la difficulté, vous reculez. Face à la responsabilité, aujourd’hui, vous vous effacez.

Dans le grand silence de l’été, nous pensions que vous prépariez le budget. En réalité, vous prépariez votre sortie. Derrière votre geste politique – solitaire et désinvolte – votre faux sacrifice en dissimule un vrai : celui des millions de Français, de l’Hexagone et des outre-mer. (…)  

C’est sur leurs dos courbés que vous voudriez écrire votre légende d’un futur roi qui aurait raison contre tous, et pour qui la fin personnelle justifie les moyens, publics et politiques. Et cela, monsieur le premier ministre, ce n’est pas qu’une erreur funeste. C’est une faute morale. »

Parfois, la politique, c’est beau comme la littérature.

Boris Vallaud le 8 septembre à l’Assemblée Nationale, en réponse au discours de François Bayrou




dimanche 7 septembre 2025


La voix de Kubrick
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les gens ]

Quelle bonne idée qu’a eu France Culture, relayée par l’ami Ostarc du Globe Plat : mettre en ligne les enregistrements des entretiens Michel Ciment / Stanley Kubrick, sur Barry Lyndon, Shining et Full Metal Jacket. Le rédac’chef de Positif faisait en effet partie des rares interlocuteurs de Kubrick. En écoutant ces bandes, on comprend pourquoi. Les questions sont intelligentes, elles ne ressemblent pas à l’interview promo traditionnel (« Vous avez aimé travailler avec Bidule ? » Elles plongent en profondeur dans les films, les livres dont ils sont tirés, les époques où ils se déroulent…  

Mais pour le coup, Kubrick apporte souvent des réponses très prosaïques. Car Ciment a eu très tôt l’intuition que Kubrick ne faisait pas des films, mais s’attachait à bâtir une œuvre cohérente, avec des thèmes la traversant de part en part, et il en fait un livre.

C’est aussi du plaisir d’entendre le réalisateur, qu’on imaginait dans un anglais raffiné d’intellectuel new-yorkais, et qui se révèle être la voix d’un petit gars autodidacte du Bronx.

Ce qu’il était.

Stanley Kubrick, mon expérience du cinéma, un podcast France Culture

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-stanley-kubrick-mon-experience-du-cinema




vendredi 5 septembre 2025


Sorry, Baby
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]

Elle est dure, mais elle est juste, la Dame de Nazareth… A peine entrée dans le MK2 Bastille*, elle fait doucereusement remarquer que le Professore est – de très loin – le doyen de la salle. Remarque prémonitoire : le Ludovico va découvrir ce que « Autre Côté de la Barrière » veut dire.

Nous ne sommes pas du même monde, ni du même cinéma, à cette séance de Sorry, Baby. Mes voisines, twenty-somethings comme Eva Victor, l’actrice-scénariste-réalisatrice, applaudissent à chaque réplique, à chaque mimique, tandis que nous restons de marbre.

Victor, dans le rôle d’Agnès, jeune thésarde talentueuse violée par son directeur de thèse** a de quoi séduire, mais elle est engluée dans la mise en scène de… Victor, Eva. La réalisatrice, si sûre par ailleurs de son cinéma (photo, cadrage) peine à trouver son genre. Est-ce un drame ? Une comédie ? Le film virevolte autour de l’actrice, en permanence à l’écran, qui assène punchline sur punchline. C’est peu dire qu’elle s’aime beaucoup…

Ces afféteries finissent par agacer, surtout sur un sujet aussi grave. Parce que le film est sérieux ; il attaque le problème avec subtilité et même ambiguïté. Les rapports entre thésarde et professeur restent incertains, la séduction intellectuelle n’étant jamais loin de la séduction physique. On veut une bonne note, et on n’est pas mécontent d’être la chouchou du prof. On va tout faire pour lui plaire, comme le suggère plusieurs scènes.

Mais ces personnages snowflakes exaspèrent. Dans la scène de l’hôpital, où Agnès vient faire constater son viol, chaque mot du docteur (éjaculation, pénétration) suscite des cris d’orfraie d’Agnes, de sa copine, et donc du public du MK2. Quels termes aurait-il pu employer à la place ? Le sentiment d’un fossé irrémédiable, se fait alors jour. Ce cinéma-là est-il encore pour nous*** ?

Mais au mitan du film, il y a justement une scène entre un Vieux, gérant d‘une sandwicherie, et Agnes. Eternel angoisse de la jeunesse, Agnes ne s’imagine pas vieillir, pense qu’elle va mourir jeune, qu’elle n’aura jamais d’enfant. Et le Vieux de répondre : « Si tu crois que j’imaginais un jour que j’aurais cette tête de patate…  »

Et nous spectateur, d’imaginer qu’Eva Victor se parle à elle-même : elle aura des enfants, elle fera d’autres films, plus aboutis. Car tout n’est pas à jeter, loin de là. Il y a du cinéma dans Sorry, Baby. La scène du viol, filmée très sobrement (un plan fixe sur la maison du professeur l’après-midi, le soir, la nuit) : en trente secondes intenses, on a compris. Mais Victor ajoute juste après une description détaillée de ce qu’elle a subi. Une volonté évidente, politique, de décrire crûment l’horreur du viol. Politiquement, ça marche. Cinématographiquement, moins. On redescend des trente secondes angoissantes qui ont précédé, dommage. Comme disait Hitchcock, « J’aurais voulu que rien ne soit dit ».

Le film, sinon, est très bavard, trop bavard, dans une veine Woodyallenienne que désavouerait probablement la réalisatrice. Mais dès qu’elle arrête, on respire. On fait du cinéma. On attend donc avec impatience le prochain…

Sorry, Baby. Maybe next time ?

*Les cinémas MK2 sont parait-il des cinémas engagés. Il ferait bien de s’engager à diffuser correctement les films. Sorry, Baby était diffusé format réduit, avec un joli cadre noir autour. Personne n’est intervenu.

** Interprété par le bien nommé Louis Cancelmi

*** Sans oublier une allusion transgenre sans aucun rapport avec la choucroute, mais gros clin d’œil de connivence avec le public




lundi 1 septembre 2025


Le Sang à la Tête
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Les films ]

Le Rupellien, en direct de la Rochelle, nous dit que Grangier et Gabin, ça n’a pas toujours fait des étincelles*. Et de nous proposer quand même un film de 1958 du duo Audiard/Grangier, Le Sang à la Tête, adapté d’un Simenon, qui se passe justement à La Rochelle.

Gabin y est un ancien débardeur devenu armateur : un grand bourgeois ayant épousé une jeunette, qui,  évidemment, le trompe avec un ami d’enfance, demi-sel revenu d’Afrique, qui tape dans les finances de sa mère, mareyeuse en conflit avec l’armateur Gabin.

L’intrigue, on le voit, est assez compliquée au départ, et on peine à suivre les dialogues, pas toujours très distinctement prononcés.

Le vrai bonheur est surtout de voir cette France d’antan, à coup de Tractions et d’Arondes, de chaluts dans le port de la Rochelle, et d’Ile de Ré quasi déserte.  

L’autre charme du film c’est Gabin à contre-emploi, cocu à la Raimu, dont Grangier filme l’humiliation de dos, dans son pardessus en flanelle.

On attend le crime, la violence, mais elle ne viendra pas. C’est un peu la défaite du film, un contre-casting qui n’ose pas aller au bout de ses convictions, et pousser Gabin dans cette humiliation.

Audiard d’ailleurs rend les armes en fin de film en offrant à l’armateur cocu des gabinades qui vont constituer l’essentiel de la carrière de l’acteur après-guerre. Une fin morale comme il les aime, mais qui, personnellement, nous casse les couilles.

* A vérifier tout de même : Le Rouge est Mis, Le Cave se Rebiffe, Le Gentleman d’Epsom, Maigret voit Rouge




mercredi 6 août 2025


Curb Your Enthusiasm
posté par Professor Ludovico dans [ Hollywood Gossip -Les gens -Séries TV ]

Hell of a ride ! Quelle traversée télévisuelle en effet, pour Curb Your Enthusiasm, la série étalée sur 25 ans. Connu aussi sous le nom de Cache ta Joie ou Larry et son Nombril, le show a tenu 12 saisons, 120 épisodes, 55 Nominations aux Emmys, de 1999 à 2024.

Difficile donc de « mesurer son enthousiasme » devant ce monument télévisuel, prévu au départ comme une blague ; un vrai-faux documentaire sur Larry David, le cocréateur de Seinfeld à la retraite.

Réalisée de façon très feignante, en retroscripting (on donne les grandes lignes aux comédiens qui improvisent), tournée en vidéo caméra portée, avec un éclairage, une déco fainéante, et une musique d’ascenseur, Curb va connaitre pourtant un immense succès, critique et public, jusqu’à devenir un élément de la culture populaire américaine.

On y suit donc les vraies-fausses aventures de Larry David, désormais millionnaire, sa jeune et jolie femme, son agent béni-oui-oui et son acariâtre épouse, ou son vieil ami standupper.

Mais c’est là que ça se gâte. Qui est qui ? Larry David est joué par Larry David. Sa femme Cheryl est jouée par une actrice (Cheryl Hines). Jeff Greene, son agent qui opine à tout ce qu’il dit est joué par Jeff Garlin, et sa femme par Susie Essman. Mais son ami Richard Lewis est joué par… Richard Lewis ! On verra ainsi toute l’aristocratie Hollywoodienne faire un tour dans Curb, et souvent donner une version très antipathique d’eux-mêmes* : Mel Brooks, Martin Scorsese, Ben Stiller, Christian Slater, Lucy Liu, Seth Rogen, Shaquille O’Neal, Mila Kunis, Lin-Manuel Miranda, et bien sûr le cast de Seinfeld – Jerry Seinfeld, Julia Louis-Dreyfus, Jason Alexander et Michael Richards.

Mais cela se complique encore car des acteurs connus remplissent des rôles fictifs : Vince Vaughn, Bryan Cranston, Bob Odenkirk, Elisabeth Shue, Stephen Colbert, Tracey Ullman, Steve Buscemi, ou Allison Janney.

C’est ce mélange de réalité et de fiction qui rend Curb Your Enthusiasm si particulier : on ne sait jamais sur quel pied danser. Ted Danson est-il un démocrate hypocrite, pensant avant tout à sa carrière ? David Schwimmer, le gentil Friends, est-il un salopard dans la vraie vie ? Conan O’Brien a-t-il un melon gros comme ça ? Le pire mystère étant le vrai-faux Larry, peut-être le plus odieux personnage inventé par la télévision américaine : sociopathe assumé, misanthrope, misogyne, pingre, raciste. Un type sans filtre, qui vit selon ses propres règles et ne supporte pas qu’on ne les respecte pas.

On retrouve là le show about nothing seinfeldien. Curb Your Enthusiasm s’attaque à tous les petits riens énervants de la vie quotidienne et en fait un épisode : les tables de café bancales, les pantalons qui font des plis, l’usage du N-Word, les règles de priorité au golf ou le rangement des cassettes porno. Les fermetures éclair, les groupes Whatsapp et les clôtures de piscine…

Mais Larry, c’est aussi le gars à qui tout retombe sur la tête, simplement parce qu’il dit La Vérité. Toutes ces horreurs quotidiennes que l’on n’ose pas dire : tu es mal habillé, tu sens mauvais, ce vin n’est pas très bon, si je regarde tes seins, c’est parce que tu as un décolleté, tu aimes la pastèque parce que tu es noir, toi le juif tu m’emmerdes avec Shabbat, etc.

Larry David ne fera reculer Curb devant rien : se moquer du Parkinson de Michael, J. Fox, séduire une handicapée pour avoir une place prioritaire, prendre une prostituée en stop pour bénéficier du covoiturage, emprunter des chaussures de victimes de la Shoah, parce qu’on a perdu les siennes.

Larry David est odieux, mais nous ne sommes pas mieux. Il dit ce qu’il pense, il fait ce qu’il a envie, même s’il ne devrait pas.

Derrière cette forme je-m’en-foutiste se cache une profonde étude de mœurs, en apparence cantonnée chez les « heureux du monde » dans ce Westside de Los Angeles où s’activent stars, chirurgiens, et avocats (des blancs presque tous ashkénazes) suivis de leur troupeau de domestiques noirs, hispanos et asiatiques**.

Formellement, Curb a amené une pierre nouvelle à l’édifice audiovisuel. Mais en dénonçant les non-dits qui nous habitent, le racisme, la misogynie, l’insupportable condescendance des riches, le pharisianisme religieux, l’hypocrisie généralisée du couple ou de la famille, la série est devenue universelle. Rien en réalité n’a échappé à l’œil assuré de Larry David, dont on ne sait toujours pas s’il pense ce qu’il dit.

Le nombril de David, c’est le nôtre.

* Exemple type : Lori Loughlin, condamnée (avec Felicity Huffman) pour avoir versé des pots de vin afin de faire entrer ses enfants à l’université, revient jouer le même rôle dans Curb. Elle corrompt Larry pour entrer dans son prestigieux club de golf et triche sur le green.  
** A leur merci, mais pas toujours reluisants (couvreur incompétent, masseuse escroc, restaurateur voleur de parapluie…)




mardi 5 août 2025


Identité Judiciaire
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

Un serial killer traîne dans Paris ? Des flics zélés mènent l’enquête, autour d’un commissaire bourru ? Serait-ce déjà le nouveau Fincher ? Une femme du monde, une prostituée, une jeune fille de bonne famille, plutôt un vieux Sautet ? Non, on est dans un Hervé Bromberger, cinéaste méconnu des années cinquante*. Dans Identité Judiciaire, déniché par Captain Rupélien dans les replis de l’espace-temps sur la planète OCS Ciné+…

Oui, un film de 1951 avec personne de connu ou presque : Raymond Souplex**, Marthe Mercadier***,Dora Doll****. Bref, le cinéma de papa honni de la Nouvelle Vague. Pourtant, Identité Judiciaire c’est 1h38 de thriller passionnant mâtiné d’une comédie de mœurs.

Une jeune fille se suicide ; elle porte les mêmes blessures que deux autres femmes brutalement assassinées. Qui tue ces femmes et pourquoi ? Qui fournit le curare pour les endormir ? Le commissaire Basquier (Souplex) mène l’enquête avec sa bande de flics dans le petit monde de Pigalle, et dans le XVIème.

Identité Judiciaire fait la preuve qu’on peut esquisser en 90 minutes une dizaine de personnages, de la pute au grand cœur au flic bourru, de l’avocat opportuniste à la grande bourgeoise toxicomane, et faire le portrait d’une époque, la France qui sort de la guerre.

Les dialogues étincellent (Jeanson bien sûr !) « Un crime c’est un cercle madame, et vous êtes dedans, quoi que vous fassiez… » Mais la réalisation aussi : un impressionnant plan séquence dans la première scène de commissariat, un final expressionniste dans les Grands Moulins de Paris, et le plaisir de voir le Paname disparu, sale, noirci par les pots d’échappement des Traction Avant.

Identité Judiciaire aura une descendance puisqu’il engendrera une des plus célèbres séries françaises, Les Cinq Dernières Minutes.

*Scénariste de Violette Nozières nous dit Wikipedia, mais surtout père de Dominique Bromberger, ancien présentateur du 20h
** Acteur des années 40 rendu très célèbre en Commissaire Bourrel dans Les Cinq Dernières Minutes
***Active des années 50 à 2010, Marthe Mercadier a tout fait : cinéma (89 films !), théâtre, émissions de TV, productrice…
****Dora Doll, beauté des années quarante a fait elle un passage à Hollywood et s’est signalé dans des grands films (Le Bal des Maudits, Mélodie en sous sol, Touchez pas au Grisbi)




jeudi 31 juillet 2025


First Man, lune de contraste
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les films ]

First Man, c’est l’autre chef d’œuvre invisible, le film méprisé par la critique qui n’a ramassé qu’un Oscar technique. La Grande Œuvre (à date) de Damien Chazelle reste néanmoins un continent stylistique à découvrir.

Contrairement à d’autres films qui offrent une profondeur dans les détails, tout est au premier plan dans l’anti-biopic de Neil Armstrong. Tour à tour film années 60, 16mm à gros grain, puis HD IMAX pour les scènes spatiales* ; engins qui vibrent jusqu’à rendre l’image illisible, puis plans fixes ultra nets, bruits tonitruants, puis musiques célestes, tous ces choix ne sont pas anodins. Ce sont ceux d’un cinéaste. Et d’un grand.

A l’évidence, Chazelle a voulu marquer le genre, très rebattu, du film spatial. Face aux décors proprets de 2001, il oppose la saleté industrielle des fusées. Face à l’épopée patriotique de L’Etoffe des Héros, il met en scène le drame familial. Face au buddy movie d’Apollo XIII, il joue la compétition amère entre astronautes. Cette volonté de démonter les clichés se traduit par une réalisation nerveuse, ponctuée de motifs récurrents.

Revue de détail de cette accumulation de contrastes.

Saccadé / fixe

Dès le premier plan, ça secoue. Neil Armstrong n’est encore qu’un pilote d’essai de l’Air Force, aux commandes de l’avion fusée X-15, mais Chazelle lance sa dialectique. Ça va secouer, vous allez avoir peur, et ensuite, je vous émerveillerais.

L’image tressaute dans un vacarme indescriptible, Neil Armstrong lance ses moteurs, l’engin vibre, la caméra à l’unisson. Quand la poussée s’arrête, l’image devient immobile, silencieuse, déposant le spectateur dans les frontières bleutées de l’atmosphère. Plus tard, le X-15 se pose dans le désert du Mojave. Des trombes de poussière jaillissent en une explosion tonitruante, l’engin glisse à toute vitesse sur ses patins jusqu’à s’immobiliser, là aussi, dans un plan fixe. Motif réutilisé quand Gemini accélère, quand le LEM alunit, alignant à chaque fois une séquence frénétique puis un moment de paix absolue.  

Intérieur / Extérieur

Qu’est-ce que la Conquête de l’Espace, sinon jeter des hommes en scaphandre dans le vide inhospitalier, assis sur cent tonnes d’explosifs, et protégés d’une minuscule cabine de métal ? Le film joue entièrement sur cette dialectique, et filme à l’envi des barrières qui permettent de voir, mais pas de toucher (Casques / Hublots / Fenêtres).

L’habitacle du X-15 offre, comme le dit Lovecraft, « des perspectives terrifiantes sur le réel, et sur l’effroyable position que nous y occupons ». Pour la première fois, nous voyons, un peu effrayés, notre petite boule bleue qui flotte dans l’univers. Le fuselage, le hublot, le casque, sont censés protéger Neil Armstrong, mais on comprend que ces protections sont dérisoires. Rebondissant sur une autre paroi, celle de l’atmosphère, Major Tom flotte dans sa tin can, capable de voir la terre, mais incapable d’y revenir.

Cette paroi invisible revient à de nombreuses reprises, indiquant l’inaccessible  : fenêtres des voisins qui s’épient, hublot qui cachent puis révèlent (les mouettes de Cape Canaveral, le ciel bleu puis noir, l’AGENA, la Terre, la Lune, puis l’épouse, lors de la quarantaine finale).

Casques / yeux

Quantité de casques eux aussi, cachent ou révèlent des regards, dans des plans souvent filmés à la limite de l’expérimental. Deux points jaunes qui cherchent l’AGENA en orbite. Deux yeux affolés quand elle part en vrille. Deux yeux bleus, regard de la femme aimée ou des enfants… Et deux points bleus qui jouissent de l’obscurité et découvrent, comme une bête apeurée, la Lune pour la première fois.

Il y a une exception, tout aussi notable : quand le casque ne sert à rien. Lors de l’accident du vol d’essai du LEM, Armstrong est blessé et pour une fois, on voit son visage sans protection. Blessé et noir de fumée, il devient à moitié fou, retourne chez lui, puis repart au travail : rare exemple de perte de contrôle du personnage.

Bruit / musique

Le son est aussi un terrain d’innovation. Le film est parsemé de clinquements, de grincements, d’explosions brutales, qu’on ne voit jamais dans les autres films sur le sujet. La musique – basique mais magnifique – de Justin Hurwitz, (un ou deux thèmes réorchestrés) vient apporter le contrepoint. Face à l’inquiétude technique, il y a l’humanité, il y a la valse. Citation Kubrickienne (Le Danube Bleu de 2001), la valse Hurwitzienne est en même temps sa contradiction. Chez Kubrick, la valse est mortifère, c’est une stagnation. Ici, c’est le signe de l’humanité, de l’amour et des sentiments. C’est la danse de l’amour, des engins et des humains qui s’emboîtent (Gemini et l’AGENA, Neil et Janet). C’est l’âge d’or d’Egelloc, du College, où Armstrong « composait » des comédies musicales et séduisait Janet, sa future femme**. Dans une scène très Chazellienne, le couple danse devant des rideaux, comme dans La La Land. Lunar Rhapsody, un jazz des années 40 : « Je croyais que tu avais oublié », dit Janet. On verra plus loin que ce n’était pas le cas.

Mais parfois, le fou de musique qu’est Chazelle joue de l’absence totale de son. Il sait que le silence est aussi important que la musique elle-même, qu’il créé une tension qu’il faudra résoudre.

Lors du Premier Pas, il applique cette règle de manière extrême. La poigné du sas grince, mais, une fois ouvert, plus aucun son. La caméra, comme emportée par l’air qui se vide du LEM, file vers la surface de la Lune dans un plan – littéralement – à couper le souffle.

Le cinéaste triche, car la lune est en HD alors que les astronautes à l’intérieur sont encore filmés en 16mm. C’est pour mettre le spectateur dans cette sidération, une sidération qu’il fait durer avant qu’on entende la respiration diégétique de l’astronaute.  

Net / Flou

C’est l’un des autres contrastes voulus par le cinéaste. Le 16mm/35mm pour la vie, la famille, les astronautes, les fusées. La Haute Définition pour l’espace, pour la lune, filmée comme l’Astre de la Mort. Il y a le choc de la découverte bien sûr, ce plan que le spectateur attend depuis le début, mais aussi – préoccupation très contemporaine – montrer que la seule vie possible c’est la terre, et pas le fantasme technologique que d’une vie outre-espace***. La lune est morte, je vous la montre en IMAX, mais voilà la vie, les souvenirs, un pique-nique au bord de la rivière, filmé comme un Super8 amateur.  

Indicible / Jargon

S’il y a bien un thème à First Man, c’est l’incommunicabilité. Le couple, les enfants, la presse, les politiques, la NASA sont autant de champs de bataille. Comment communiquer l’incommunicable, quand on va réaliser le plus grand exploit de l’humanité ? Que dire à sa femme, à ses enfants ? Que répondre aux questions idiotes des ingénieurs, des journalistes, des politiques ? Que dire à ses collègues, alors qu’on a tout fait pour être choisi ?

On pourrait parler, bien sûr… On pourrait dire ses angoisses, sa douleur, ou sa foi en Dieu. On pourrait détourner tout cela en blaguant, comme Buzz Aldrin. On pourrait aussi parler de choses personnelles, de sa famille, de Karen, sa fille morte d’une tumeur maligne. On serait dans la culture américano-psy de « dire les choses », de poser ses sentiments, de se livrer.

Pas de ça avec Neil Armstrong, ni avec Damien Chazelle dont la filmographie semble traversée par cette idée (batteur autiste de Whiplash, couple mal assorti de La La Land). Ryan Gosling est le parfait véhicule du refus de se livrer, refus qu’il assumera à trois reprises (entretien d’embauche, enterrement de Elliot See, discussion avec Ed White).

Mais comme le film ne parle finalement que de ça, de la douleur incommunicable de la perte d’un enfant, Chazelle garde le drama pour la fin. On verra donc Armstrong/Gosling de plus en plus buté, totalement concentré vers sa mission, de plus en plus machine, de moins en moins humain, au risque de briser sa famille.

Comment filmer le laconisme armstrongien ? En ne gardant pour dialogue que le jargon de la NASA : « 3000 à 70. Alarme 12 01 ? Reçu. 540 pieds, Descente à 3. 5. En avant 9 ». En jouant avec les clichés et en ânonnant la citation de circonstance « C’est un petit pas pour un homme, un bond de géant pour l’humanité » : le côté com’ de l’affaire. En faisant confiance à Ryan Gosling, bloc de volonté autiste dans la très belle séquence d’alunissage.

Faire absolument confiance à Gosling, comédien très fin quoi qu’on en dise, car Chazelle va l’utiliser pour ramener l’humain (Il ne l’a jamais oublié), dans les deux scènes finales : la séquence du cratère et les inattendues « retrouvailles »…

Au Cratère Ouest, dans une scène magnifique mais inventée****, Armstrong/Gosling vient dénouer le film. Une scène renversante, qui utilise toutes les ressources du cinéma, en jouant avec les thématiques évoquées plus haut (Intérieur/extérieur et Casque).

Neil Armstrong enlève son couvre-casque doré ; il pleure. Venu déposer le bracelet de Karen, pour la première fois le personnage se dévoile. Toute peine retenue depuis sept ans, seul avec son chagrin, il peut enfin laisser parler les larmes.

Puis l’astronaute remet son couvre-casque, ce qui fait apparaître le reflet du cratère : un immense trou, métaphore 1. Contrechamp sur son ombre dans le cratère, métaphore 2 : le fantôme de l’enfant défunt (« un seul être vous manque et tout est dépeuplé ») tandis que s’intercale, le super8 des souvenirs familiaux.

On enchaîne sur l’étrange scène de retrouvailles. Après avoir montré un couple heureux, franchissant les difficultés ensemble, Chazelle prend à contrepied le spectateur dans le final. Au lieu de l’attendu « I love you/I Iove you too », le retour de Neil Armstrong à Ithaque devient une scène très amère. Le grand homme est incapable de dire un mot à son Hélène, dans un décor ironiquement américain (murs bleus, chemisier blanc, jupe rouge). Chazelle laisse le temps filer.

Armstrong a réalisé le plus grand exploit de l’humanité, mais il n’a pas les mots : il est out of this world, comme l’a dit Janet précédemment. Que dire à sa femme qui l’a cru mort cent fois ? Comment raconter une telle expérience ? Juste avant, Chazelle nous a prévenu par le biais voix off d’un journaliste anonyme : « Cette beauté sera peut-être impossible à léguer aux futurs observateurs. Ces premiers hommes sur la Lune ont vu quelque chose que leurs successeurs ne verront pas, ils ont contemplé une autre vie, qui nous échappe »

L’homme est devenu machine, comme chez Kubrick. Mais au contraire de l’ermite de Childwickbury, l’humanité revient… En gros plan, les yeux magnifiques des comédiens se cherchent, se jaugent, s’épient. Mais tel l’Adam de Michel-Ange, Neil tend le doigt (et un baiser) vers son épouse, à travers (encore) la barrière vitrée de la quarantaine. À contrecœur, Janet finit par s’approcher, et toucher la main de son mari, dans un plan sublime : sa tête se surimprime en reflet sur la tête de son mari.

I always had you on my mind.

* Chazelle et son chef Op’ Linus Sandgren ont tourné en trois formats différents : Super 16mm, 35mm Techniscope & Super 35 3-perf, IMAX 70mm pour la séquence sur la Lune. Le format 16mm a été utilisé principalement pour les scènes à l’intérieur des vaisseaux spatiaux, tandis que le 35mm servait pour celles à la maison des Armstrong ou autour des installations de la NASA. (source Wikipedia)
** Sublime Claire Foy, dans son meilleur rôle après The Crown
*** Le cinéaste donne d’ailleurs à trois reprises la parole aux anti- (Kurt Vonnegut, une jeune fille, et le protest singer qui chante Gil Scott Heron, « Whitey on the Moon »

**** On ne sait pas ce qu’a fait Neil Armstrong pendant qu’il était au Little West Crater.  




mardi 29 juillet 2025


L’Effondrement
posté par Professor Ludovico dans [ Séries TV ]

On a mis du temps à regarder L’Effondrement, malgré les appels du pied répétés de James Malakansar. Peut-être tout simplement parce que le thème est déprimant : l’effondrement de notre société, de notre vie quotidienne wi-fi, chauffage et petites bouffes entre amis. Un thème qui a le désagréable avantage d’être en permanence à la télé. Donc quand on regarde une série, on a envie de penser à autre chose.

Créée, écrite et réalisée par le collectif Les Parasites : (Guillaume Desjardins, Jérémy Bernard et Bastien Ughetto), L’Effondrement démonte notre petit confort en huit épisodes saignants de 20 minutes, constitué à chaque fois d’un seul plan séquence. Ce gimmick, devenu à la mode pour montrer qu’on est cinéaste (Birdman, The Revenant, 1917…*), c’est un peu l’Orson Welles du pauvre. Mais ici, loin de l’afféterie, c’est un concept. Balayer un thème en vingt minutes, dans un lieu iconique de la vie quotidienne (le supermarché, la station d’essence, le hameau…) et c’est absolument impressionnant. Parce que l’émotion est là, parce qu’elle supplante la technique, parce que les comédiens jouent juste (pour la plupart inconnus, sauf quelques guests).

On regrettera juste un épisode final maladroit, moins subtil comparé au reste, mais qui a la charge (peut-être trop lourde) de résumer le propos politique du film.

L’effondrement n’est peut-être pas pour après-demain, mais ça vaut le coup de s’y plonger… après les vacances !




lundi 28 juillet 2025


Harris Yulin
posté par Professor Ludovico dans [ Hollywood Gossip -Le Professor a toujours quelque chose à dire... -Les gens ]

Cette nuit, j’ai pensé à Harris Yulin. Là, vous vous dites mais qu’est-ce qu’il a le Ludovico à penser à Harris Machin-Truc à deux heures du matin ? Mais le Professore vit cinéma, pense cinéma, rêve cinéma.

En réalité, j’ai pensé à cet acteur sans retrouver son nom. Et dès le réveil comme il se doit, Ludovico a consulté IMDb : Harris Yulin, c’est bien ce flic pourri dans Scarface, le seul à résister à Pacino sous cocaïne. « Fuck you Tony ! » : en quelques lignes, Yulin emporte le morceau.

La cinéphilie est une affaire de fantômes. Des images, des répliques, des acteurs, qui vous hantent jour et nuit. Ce type nous accompagne en fait depuis cinquante ans, il est dans Kojak, dans les X-Files, La Petite Maison dans la Prairie, mais aussi dans Ghostbusters 2, Les Envoutés, Sang Chaud pour Meurtre de Sang-Froid Looking for Richard, Star Trek Deep Space Nine, Buffy, 24 Heures Chrono… Et récemment, il fait un prêtre pendant deux minutes dans I Know This Much is True , ou tient pendant quatre saisons le vieil homme attachant dans Ozark.

Harris Yulin, c’est le bon soldat de Hollywood, le gars qui n’a jamais décroché un premier rôle, mais a traîné sa carcasse, sa gueule – souvent dans des rôles de ripoux – parce qu’il en avait la physique et, comme on dit, un emploi.  

Il avait l’air subclaquant dans Ozark en 2018, et le Professore Ludovico – nécrophile comme tout cinéphile – s’est demandé quand Harris Yulin était décédé.

Il vient de mourir, il y a un mois à peine, le 25 juin 2025.

Adieu l’artiste.




jeudi 24 juillet 2025


La Poursuite Infernale
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -Brèves de bobines -Les films ]

Des éleveurs volés, une chanteuse mexicaine, une ingénue qui débarque, un médecin alcoolique ? On n’est pas chez Howard Hawks, mais chez John Ford, dans La Poursuite Infernale, My Darling Clementine pour être précis, un des plus beaux westerns qui soit.

Certes ce n’est pas très clairement mené, on a du mal à comprendre qui veut quoi, ce que Shakespeare vient faire dans cette galère, mais le sujet n’est pas là. C’est, comme d’habitude chez John Ford, rédemption, vengeance, amour impossible et émerveillement devant l’Ouest sauvage.

Et c’est par sa forme que La Poursuite Infernale éblouit. Enième relecture du règlement de compte à OK Corral (qui s’est déroulé 400 km plus bas), My Darling Clementine fascine par sa beauté sublime, dans un noir et blanc ahurissant de netteté. Le chef op’ Joseph MacDonald tire le maximum des ciels bleus, des nuages, des contre-jours. Il n’y a quasiment pas de mouvement de caméra – Ford les réserve aux scènes d’action.

Un pur moment de cinéma.